Dans son recours, NML Capital qualifie à plusieurs reprises l’Argentine, lorsqu’elle était dirigée par l’ex-présidente Kirchner, d’« Etat voyou ». Non seulement une telle déclaration n’a pas sa place dans un argumentaire juridique mais en plus l’histoire de la faillite argentine telle que racontée par ce fonds vautour est contredite par les faits.
La nature corrompue des gouvernements est un autre argument fréquemment utilisé par les fonds vautours pour tenter de justifier leur action. S’il est vrai que les fonds vautours ont parfois contribué à dévoiler les montages financiers permettant aux dirigeants locaux de détourner l’argent public avec l’appui de grandes banques comme la BNP complice du régime de Sassou Nguesso au Congo-Brazzaville |
9|, il ne s’agit aucunement là de la motivation des fonds vautours. Si c’était le cas, ils ne feraient pas payer les populations de ces Etats puisque c’est elles qui paient, à chaque fois, la facture.
De plus, les fonds vautours s’accommodent très bien des dirigeants délinquants lorsque ces derniers servent leurs intérêts. C’est le cas du nouveau président argentin Mauricio Macri cité dans les « Panama Papers » (l’une des grandes affaires d’évasion fiscale), dont l’élection fin 2015 a été immédiatement saluée par NML Capital |
10|.
Signalons que de nombreux fonds vautours sont eux-mêmes enregistrés dans des
paradis fiscaux. Comme l’indique le rapport de l’ONU précité, «
les paradis fiscaux facilitent le secret dans lequel opèrent les fonds vautours ainsi que la fuite des capitaux hors des pays qui en ont grandement besoin, en particulier des pays en développement » |
11|. Ces secrets sont tellement bien gardés que l’Etat belge et le CADTM, qui est l’une des parties intervenantes à la procédure devant la Cour Constitutionnelle |
12|, n’ont même pas accès à l’identité des actionnaires de NML Capital, qui s’est enregistré aux Iles Caïmans et qui veut aujourd’hui remettre en cause une loi votée démocratiquement en Belgique.
Troisième mensonge : les fonds vautours permettent d’assurer la continuité du financement des Etats et de sauver les « petits investisseurs »
Les fonds vautours prétendent être utiles en rachetant aux prêteurs originels les
créances dont ces derniers souhaitent se débarrasser. Les fonds vautours permettraient ainsi de sécuriser les autres créanciers (banques, Etats, particuliers) qui, de ce fait, continueraient à prêter aux pays en difficulté. Ces considérations de nature économique, que NML Capital reprend dans sa requête sans prendre la peine d’étayer, appellent quatre commentaires.
Primo, il est faux d’affirmer que les Etats peuvent emprunter sur les marchés financiers lorsqu’ils font face à de graves difficultés financières. L’Argentine en est une parfaite illustration puisqu’elle n’a pas eu accès aux marchés financiers entre 2001 et début 2006. Ce qui ne l’a pas empêchée de connaître un taux de croissance particulièrement élevé entre 2002 et 2009 ; démontrant ainsi qu’il est tout à faire possible de se passer des marchés financiers.
Deuzio, sécuriser les autres créanciers n’est absolument pas la motivation des fonds vautours. Leur stratégie est guidée par le profit maximal et va même à l’encontre des intérêts de la majorité des prêteurs. Leur stratégie se fonde sur le fait que les autres créanciers auront un comportement plus raisonnable vis-à-vis de ce qu’on pourrait appeler le « bien commun ». Les fonds vautours comptent en réalité sur le fait qu’ils sont précisément les acteurs les plus immoraux, ceux qui seront capable d’aller au bout, d’harceler l’Etat, d’affaiblir la position de l’Etat jusqu’à ce qu’il cède, en pariant que les autres créanciers ne le feront pas. La force de cette stratégie réside donc dans le fait qu’elle est isolée car si les autres créanciers reprenaient cette stratégie à leur compte, l’Etat serait par essence incapable de payer. Face à une
tragédie des communs |
13| où les différents acteurs qui ont un intérêt à préserver le bien commun ont finalement trouvé un accord, les fonds vautours viennent profiter de cet accord pour s’enrichir abusivement.
Dans l’exemple argentin, les fonds vautours ont racheté la dette argentine au point culminant de la crise juste avant et juste après le défaut de paiement de 2001 mais aussi après 2008, c’est-à-dire après que la majorité des créanciers aient conclu l’accord pour restructurer la dette argentine. Les fonds vautours sont ensuite parvenus à empêcher ces créanciers d’être payés par l’Argentine puisque sur injonction d’un juge new-yorkais, il lui était interdit de les rembourser tant qu’elle ne payait pas les fonds vautours à 100% de ce qu’ils réclamaient.
Tertio, l’allégation de NML selon laquelle les fonds vautours sont souvent la seule solution pour les petits investisseurs est contredite par les faits connus dans l’exemple argentin. D’une part, NML Capital a racheté en priorité des titres de la dette argentine particulièrement spéculatifs (à d’autres spéculateurs donc) comme les bons « FRAN » |
14| qui prévoient des taux d’intérêt variables pouvant aller jusqu’à 101 % d’intérêt à payer annuellement ! D’autre part, dans l’hypothèse même où NML Capital aurait racheté des
obligations auprès de « petits investisseurs » (ce qui reste à démontrer au vu de l’anonymat qui règne au sein du marché secondaire des dettes), celui-ci a acquis les créances à un prix bien inférieur à ce que ces petits investisseurs auraient pu recevoir en négociant avec le gouvernement argentin, vu les conditions très avantageuses offertes par ce dernier.
Rappelons enfin que les investissements dans les titres de la dette publique ne sont pas exempts de risques et que la valeur réelle de ces titres fluctue en fonction des aléas des marchés et de la situation économique de l’Etat émetteur, comme l’a souligné récemment la Cour européenne des droits de l’Homme dans l’arrêt « Mamatas » |
15|. Le remboursement de la dette dans sa totalité n’est donc donc jamais garanti d’autant que, pendant la durée de l’emprunt, le prêteur perçoit des intérêts parfois très élevés, dont la principale justification est théoriquement de compenser le risque de défaut de paiement…. Un risque que fonds vautours refusent catégoriquement d’assumer alors qu’ils se mettent consciemment dans des situations où la probabilité de défaut est élevée.
Quatrième mensonge : l’action des fonds vautours est parfaitement légale
Les fonds vautours se défendent aussi en disant que leur action est parfaitement légale car elle s’appuie sur le respect du contrat. Ce faisant, ils nient les obligations juridiques des pouvoirs publics à l’égard de leurs populations, qui priment sur le paiement des dettes, ainsi que le droit de chaque Etat « d’élaborer sa politique macroéconomique, et notamment de restructurer sa dette souveraine, droit dont nulle mesure abusive ne saurait empêcher ou gêner l’exercice », consacré dans la résolution de l’Assemblée Générale des Nations Unies adoptée le 10 septembre 2015 |
16|.
Par leurs actions, les fonds vautours violent également de manière flagrante les principes généraux du droit qui fixent des limites à la liberté contractuelle. Parmi eux, on trouve la bonne foi, l’équité, l’interdiction de l’abus.
Comme le souligne le rapport de l’ONU, « les fonds vautours relèvent, par définition, de l’exploitation, car ils s’emploient à obtenir des gains disproportionnés et exorbitants au détriment de la pleine réalisation des droits de l’homme, en particulier des droits économiques, sociaux et culturels, et du droit au développement. Le fait de chercher à obtenir, auprès d’un pays en défaut de paiement ou proche du défaut de paiement, le remboursement en totalité d’une dette souveraine ne constitue pas une aspiration légitime ».
Il existe donc des limites au paiement des dettes publiques lorsque celui se fait au détriment des droits fondamentaux de la population et que les créanciers agissent de manière abusive. Comme le souligne l’Expert de l’ONU sur la dette, le remboursement des dettes peut constituer dans le chef des créanciers une violation de leurs obligations relatives au respect des droits humains |
17|. Il faut donc examiner concrètement les effets du remboursement sur les autres postes budgétaires de l’Etat tels que l’éducation, la santé ou le le logement qui sont, selon le droit international, les obligations prioritaires des pouvoirs publics.
L’obligation de remboursement ne vaut pas non plus pour
les dettes odieuses, illégales ou illégitimes. Pour les identifier et ainsi contester la validité de celles réclamées par les fonds vautours, un audit intégral revenant sur les origines de l’endettement et les circonstances entourant leur rachat par les fonds vautours s’avère nécessaire. Des actes de corruption ont par exemple pu être commis comme ce fut le cas lors du rachat de la dette zambienne par le fonds vautour Donegal international |
18|.
L’enjeu mondial de la procédure en Belgique
Alors que les fonds vautours agissent dans l’illégalité du point du vue du droit international, ils obtiennent pourtant dans la très grande majorité des cas des jugements nationaux qui leur sont favorables. La responsabilité principale en revient aux Etats qui les laissent faire. Les fonds vautours profitent, en effet, de l’absence de droit de la faillite pour les Etats |
19|, de mécanisme contraignant au niveau international pour faire respecter les droits humains ainsi que de l’absence quasi-totale de régulations au niveau national pour prospérer.
Seuls la Belgique, le Royaume-Uni et la France ont pris des lois s’attaquant aux pratiques abusives des fonds vautours. Une tentative a également eu lieu aux Etats-Unis mais elle a avorté. Rappelons à cet égard que le dirigeant de Elliott/NML Capital, le milliardaire Paul Singer, fut l’un des principaux bailleurs de fonds du Parti républicain aux Etats-Unis |
20|.
De ces normes existantes, la loi belge du 12 juillet 2015 est la plus efficace. C’est ce qui explique pourquoi elle est elle est attaquée par NML Capital devant la Cour constitutionnelle |
21|. Nul doute que si elle est devait être annulée, Paul Singer et tous les autres vautours auront obtenu une nouvelle victoire dont la répercussion sera mondiale puisque aucun pays n’est à l’abri de leurs attaques.
Notes :
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1| Nations-Unies, Rapport du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme, 20 juillet 2016, 33
e sess., document n° A/HRC/33/54 disponible en ligne à l’adresse :
http://bit.ly/2s52OOp
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2| Ceci après avoir refusé de participer à la restructuration de la dette organisée en 1995 avec les créanciers du Panama, voy. ELLIOTT ASSOCIATES, L.P. v. REPUBLIC OF PANAMA, 975 F. Supp. 332, United States District Court, S.D. New York., September 10, 1997.
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3| Martin Guzman, An Analysis of Argentina’s 2001 default resolution, CIGI Papers NO. 110, octobre 2016,d isponible en ligne à l’adresse :
http://bit.ly/2s4UNJs
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4| Kamenis, S. (2014).
Vulture Funds and the Sovereign Debt Market : Lessons from Argentina and Greece,
http://bit.ly/2sA6UBs
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5| Marcus Miller and Dania Thomas, Sovereign Debt Restructuring : The Judge, the Vultures and Creditor Rights, 30 WORLD ECON. 1491, 1500 (2007).
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6| EM Ltd. v. Republic of Argentina, 131 F. App’x 745, 747 (2d Cir. 2005). Traduction libre de “
the economic health of a nation”.
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7| Voir entre autres Martin Guzman, An Analysis of Argentina’s 2001 default resolution,
CIGI Papers NO. 110, octobre 2016,disponible en ligne à l’adresse :
http://bit.ly/2s4UNJs
Voir Juan J. Cruces et Tim R Samples, Settling Sovereign Debt’s “Trial of the Century”, 28 janvier, 2016,
Emory International Law Review, pp. 18 et 19, disponible en ligne à l’adresse :
http://bit.ly/2s5BQGs.
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8| Lode Vereek, To pay or not to pay ? An analysis of the Belgian Law against vulture funds, disponible en ligne à l’adresse
http://bit.ly/2sAaKed
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9| Page 22 et 23 du Rapport de la Plateforme française Dette et développement et du CNCD-11.11.11 intitulé « Un vautour peut en cacher un autre : ou comment nos lois encouragent les prédateurs des pays pauvres endettés » , juin 2009
http://bit.ly/2s5sASB
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10| Mauricio Macri, by Paul Singer, TIME 100 LEADERS, 21 avril 2016, cité par Raf Custers, Le gros lot pour les vautours,
http://bit.ly/2szTzco, page 49
Lire aussi Raf Custers, Quand l’Argentine s’offre aux vautours,
http://bit.ly/2szZyhC
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11| Nations-Unies, Rapport du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme, 20 juillet 2016, op. cit. pt. 8g, p. 6.
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12| Compte tenu de leur intérêt juridique à agir, le CADTM Belgique ainsi que la coupole CNCD-11.11.11 et son homologue flamand ont introduit une requête devant la Cour Constitutionnelle pour défendre la loi belge. Voir ici :
http://bit.ly/2sA1uXe
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13| La tragédie des biens communs est un des problèmes récurrents de la philosophie politique et de l’économie politique : « [l]
’exemple typique utilisé pour illustrer ce phénomène est celui d’un champ de fourrage commun à tout un village, dans lequel chaque éleveur vient faire paître son propre troupeau. Hardin décrit l’utilité que chaque éleveur a à ajouter un animal de plus à son troupeau dans le champ commun comme étant la valeur de l’animal, tandis que le coût encouru par ce même éleveur est seulement celui de l’animal divisé par le nombre d’éleveurs ayant accès au champ. En clair, l’intérêt de s’accaparer le plus de ressources communes possible dépasse toujours le prix à payer pour l’utilisation de ces ressources. Rapidement, chaque éleveur emmène autant d’animaux que possible paître dans le champ commun pour empêcher, autant que faire se peut, les autres éleveurs de prendre un avantage sur lui en utilisant les ressources communes, et le champ devient vite une mare de boue où plus rien ne pousse » (résumé proposé par l’encyclopédie en ligne Wikipédia,
http://bit.ly/2s5iNvN).
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14| FRAN est l’acronyme de
Floating Rate Accrual Notes. NML a obtenu sur ces bons le droit d’être payé à hauteur de 311,2 millions de dollars alors qu’il n’a déboursé que 32 millions d’euros.
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15| CEDH, arrêt du 21 juillet 2016, Mamatas e.a. c. Grèce, requêtes n°63066/14, 64297/14 et 66106/14), en ligne sur HUDOC :
http://bit.ly/2s4UMVU.
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16| Nations Unies, Assemblée Générale, Résolution adoptée par l’Assemblée générale e 10 septembre 2015, 69
e sess., Principes fondamentaux des opérations de restructuration de la dette souveraine, document n°A/RES/69/319 disponible en ligne à l’adresse :
http://bit.ly/2sAl2e7
Les principes inscrits dans cette résolution ne font que refléter le droit international existant, selon plusieurs juristes dont l’actuel Expert indépendant de l’ONU chargé d’examiner les effets de la dette extérieure et des obligations financières internationales connexes des États sur le plein exercice de tous les droits de l’homme, en particulier des droits économiques, sociaux et culturels :
http://bit.ly/2sA1tm8.
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17| Paragraphe 49 du Rapport sur les effets de la dette extérieure et des obligations financières connexes des États sur le plein exercice de tous les droits de l’homme, en particulier des droits économiques, sociaux et culturels (A/70/275).
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18| Pages 17 et 18 du Rapport « Un vautour peut en cacher un autre : ou comment nos lois encouragent les prédateurs des pays pauvres endettés » , juin 2009
http://bit.ly/2s5sASB
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19| En définitive, les Etats qui ont pourtant des obligations à l’égard de populations entières comme le devoir d’assurer le bon fonctionnement des services publics, sont bien moins protégés que les entreprises et les particuliers qui ont accès à des procédures en surendettement.